jeudi 13 juillet 2023

Les disques de l'Un #14/10 : Peter BRÖTZMANN :" No Nothing"

 "I wanted to sound like four tenor saxophonists" (P. Brötzmann)

 


Et non. L'annonce de la disparition récente du colosse débonnaire de Wuppertal n’a rien à voir avec cette énième chronique estampillée «les Disques de l’Un». Juste bouleversé le planning… Ce disque charnière revenait souvent dans mes shortlists à rallonge, mais un des critères sélectifs était d’éviter dans la mesure du possible d’évoquer des artistes déjà listés dans ces pages, et il y déjà 2 ou 3 billets sur Peter Brötzmann (dont sa récente collaboration avec Oxbow). Mais ce No Nothing, punaise ! Ce seront avec  ces quelques lignes un exercice de rattrapage in-extremis pour un disque aux résonnances des plus intimes. 
Et une élégie de circonstance. 
C’est avec le Caspar Brötzmann Massaker et sa guitare héroïque que j’ai eu vent du souffleur paternel, le fils et le père réunis prenant la pose devant une vitrine de spiritueux pour la pochette de « Last Home ». Et c’était tout un univers qui s’ouvrait, les oreilles et les tripes avides d’un quelconque prolongement aux premiers émois Coltraniens, et autres déchirements Ayler-esques qui auront bercé jusqu’a mes petits-déjeuners. A l’ouest rien de nouveau donc. Il fallait plonger au cœur même de la vieille Europe qui se remettait à peine de ses récents soubresauts pour assouvir cette quête de souffle absolu et libérateur. Car le son boulimique et écorché de Peter Brötzmann se passe de mots ou de discours savant, idiome en soi qu’une poignée de doux-rêveurs était à même de déchiffrer quand la majorité n’entendait qu’un vague skronk de bruits de casseroles. Un bruit et une fureur cathartiques directement ancrés dans la douloureuse histoire de son pays. 
Je n’ai pas revérifié, mais il me semble que ce brulot constituait sa première tentative en solo. Au mitan de sa carrière, l’expérience se répètera entre autre avec le plus arrondi Right as Rain, un Solo (in Roma), ou le récent I Surrender Dear et ses accents crooners... Plutôt habitué d’ordinaire à se fondre dans de véritables entités organiques à géométries variables, du duo à l’octet, l’exercice en solitaire et sans filet constitue pour le bonhomme une vraie mise à nu. Il en est de ces moments dans la vie où il faut se coller seul face au mur et affronter sa gueule et ses démons intérieurs. Seul. Dans une interview, Brötzmann évoquait cette session d’enregistrement parfois poussive, où l’inspiration peinait malgré des conditions idéales pour ce genre d’exercice introspectif. Mais le résultat couché sur bandes ne laisse rien entendre de ces affres de l’acte créateur : nous sont présentés crânement une enfilade d’improvisations abruptes qui explorent le champ des possibilités sonores qu’offre la palette des anches utilisées : saxes ténor, alto, clarinette basse ou piccolo, vieux tárogató hongrois et un certain brötzophone (si si) tout désaccordé. Exploration duale de ses propres limites confrontées à celles de ses instruments de fortune. Démonstrations de force tantôt cinglantes, tantôt poignantes, à explorer les 50 nuances de tonalités, d’une manière statuesque, dans les fréquences les plus extrêmes. Que ce soit avec les volutes soutenues aux accents post-bop d'Acoustic Disturbance, les barrissements d’un Glowing Minotaur ou la clarinette rampante de Magogagog, tout le spectre sonore est parcouru dans un souffle continu, comme une longue et unique expiration rugueuse. Tour de force exubérant qui culmine avec le paroxystique éponyme No Nothing, ses tambourinages de pieds rageurs et râles d’épuisement. Certes, il n’y aura pas la même puissance de feu d’un historique Machine Gun, mais cet album au titre en forme de double négation est tout aussi frondeur et revêche que l’inaugural For Adolphe Saxe. Il y a toujours eu une forme de manifeste enflammé dans les stridences autodidactes de Brotzmann : voilà ce que je fais, ce que je suis. Même si j’occupe trop de place. A prendre ou allez-vous faire foutre Pour ma part, la découverte de cet album aura été le prétexte à d’interminables séances d’air saxophone (!!), la colonne d’air du vieux ténor qu’on m’avait prêté se remplissant maladroitement pour déverser un flot cacophonique exutoire au détriment de voisins traités comme des victimes collatérales.

That’s no music anymore. That’s no jazz, that’s no nothing.

 

 

L'Un.

 

Peter BRÖTZMANN "No Nothing" (F.M.P. 1991)

mercredi 5 juillet 2023

GODFLESH "Purge"

 Nous ne croyons pas à l'Enfer, nous sommes incapables de l'imaginer, et pourtant il existe, on peut s'y retrouver brusquement au-delà de toute expression. (W. Styron )

 

On pensait bien qu’on ne les y reprendrait pas, que Post-Self était peut-être leur dernier album. Justin K. Broadrick pensait quelque part avoir fait le tour du concept, préférant diluer névroses et colères dans des projets aux connotations plus ambiantes et introspectives. Et on ne lui en aurait pas voulu, après plus de 30 ans, une poignée d’albums cultes, et surtout ces concerts monolithiques qui ont tout bonnement réussi à retourner la peau du cul d’un public subjugué, terrassé. Impériale, l’ombre de GODFLESH n'a cessé de planer sur ce qu’on appelle, faute de mieux, les musiques extrêmes. Hiératique, à se renouveler sans cesse dans cette austérité sombre et implacable, GODFLESH est devenu au fil des années à la côtoyer une entité organique, bande-son presque tangible de nos pires cauchemars du quotidien. Mais la Bête reste chevillée au corps, à vous ronger les tripes. Que voulez-vous : de Pure à Purge, il n’y a qu’une lettre, le G de de gODFLESH, un pas, trois décennies et plus encore que jamais ce besoin irrépressible d’en découdre. Avec soi-même avant tout. Régurgitation exutoire et salvatrice pour un Justin K. Broadrick reclus. Vis de purge desserrée, ce 3° album depuis leur reformation se veut cathartique, urgent. Et rétrospectif aussi à inviter les samples qui faisaient le groove industriel de Pure, la guitare pitchée de Streetcleaner. Et cette putain de voix, frontale, directe, hurlée et plus écorchée que jamais. Album soupape. Réactivation viscérale d’un duo sur la brèche. Sur les premiers morceaux (LAND LORD en particulier), GODFLESH repart sur ses fondamentaux et marque de fabrique avec cet art du riff atonal en vrille, de la pulsation basse noyée dans la distorsion crasse, une rythmique martiale et désincarnée. De la chair fraiche pour tout fan lambda jamais rassasié. La suite est inégale, en intercalant des ambiances plus évanescentes vaguement shoegaze dans PERMISSION, la voix parfois noyée dans les échos. Des morceaux comme MYTHOLOGY OF SELF gardent cette férocité post-apocalyptique des morceaux les plus écrasants du duo, LAZARUS LEPER convoque plus que jamais la misanthropie mécanique de leurs débuts. YOU ARE THE JUDGE THE JURY AND THE EXECUTIONER clôture l’album en s’étirant sur un rythme ralenti, synthèse de tous les projets et obsessions intimes de Broadrick. Au final on en ressort passablement rassasié ; peut-être pas assez, si on s’obstine à essayer de réitérer l’expérience des débuts du groupe. Peut-être que précisément les multiples directions empruntées manquent de cette homogénéité qui rendrait l’ensemble plus massif et imparable (comme Hymns ou l'incontournable Streetcleaner). Peut-être la faute à une production chirurgicale un brin trop aseptisée qui ne convient pas à un groupe habitué à opérer sur des terrains plus abrasifs.  Peut-être aussi que le groupe a atteint sa vitesse de croisière, assumant une formule rodée et corrodée quasi inamovible depuis ses débuts. Ce qui est certain c’est que GODFLESH répond à un besoin compulsif et vital pour ses membres. Libre à l’auditeur de s’embarquer ou non pour une traque bruyante de leurs derniers démons planqués sous le tapis.

 

L'Un.

GODFLESH : "Purge" (AvalancheRecordings. 2023)