Une 12zaine de disques influents, de ceux
qui guident des pas incertains, c’est certes à peine plus qu’une 10zaine et
surtout très insuffisant ! Mais il fallait trancher dans le lard de la
Bête et ne pas trop s’éloigner d’une ligne éditoriale qui n’a jamais
vraiment été définie au passage. Ces disques de chevet constituent le pilier
bien subjectif d’un cheminement personnel dans ces musiques qu’on pourrait
qualifier de traverse, à défaut d’une appellation plus fédératrice. Sans
ce filtre soustractif, la liste serait devenue pléthorique et polymorphe, vaste
orgie musicale engluée où un « Highway 61 Revisited » de Bob Dylan
côtoierait sans complexe, aucun, le Requiem de Ligeti, un jam fiévreux
s’imposerait entre John Coltrane et les frères Ramones, quand les vieux soudards
à clous d’Extreme Noise Terror peuvent enfin taper une causette apaisée avec Pierre
Henry et un Skip James guilleret. Mais il n’y avait pas de place ni de
« cohérence » pour tout le monde… Alors dans cette maigre sélection,
toute la nuance réside dans la distinction entre ce qu’on aime et ce qui aura
vraiment influencé la construction d’un univers sonore idiosyncrasique :
ce qui nous ramène certes à convoquer quelques fantômes du passé plutôt qu’à
coller à l’actualité récente. Aussi, il est difficile pour ma part de
considérer l’objet musical pour lui-même sans essayer de le resituer plus
globalement dans son écosystème. A la manière d’un arbre généalogique, on ne
peut écouter la dernière production en date sans en remonter le fil, de
ramifications en filiations plus ou moins valides, que ce soit en termes de
pairs ou de prédécesseurs, de technologies ou de contexte socio-culturel… La
musique prend place dans un continuum et ne s’écoute pas sans un certain recul
historique : « au commencement était le son »…
Probablement. Mais peut-être que tout a
commencé dans une grande flatulence et un éclat de rire stupéfait résonnants au
fond d’une grotte. A moins que ça ne vienne de ces heures passées à rien foutre,
allongé au pied d’un arbre à écouter le chant des oiseaux... L’Histoire ne nous
le dira jamais, l’existence futile du blog de chroniques musicales restant au
final très récente sur l’échelle de temps géologique. Et alors que le monde
enivré de lui-même est en passe de clôturer l’anecdotique anthropocène, la
question, lancinante n’a de cesse de m’obséder : car QUI lit encore un
blog de chroniques musicales en 2021 ? Pas grand monde je pense, le world wide web évoluant à une vitesse vertigineuse, probablement enivré de lui-même,
lui aussi. Parallèlement, le monde de la musique s’est considérablement
ramifié, densifié, ayant su s’approprier les nouvelles technologies dites de la
« communication », au grand dam de certains, et au grand profit
d’autres (mais ce sont peut-être toujours les mêmes…) : jamais la
production musicale n’a atteint un tel niveau ; sans être en mesure
d’avancer les chiffres, pour faire très simple, on peut affirmer qu’aujourd’hui
on trouve de tout, partout, tout le temps, ce pour tous les goûts et toutes les
chapelles. Et de façon massive. La musique s’écoute maintenant sur des radios
dédiées, en streaming sur des web-radios, des plateformes de vente
« directes » (de l’artiste à l’auditeur), des plateformes de partage
comme Soundcloud, voire de pillage comme Youtube… L’immersion dans un flow
musical continu et globalisé prophétisé par David Toop n’aura jamais été aussi
prégnante. Et boulimique. Délaissant peu à peu le format physique qui a contribué
à la propager, la musique peut maintenant se consommer au kilomètre,
remplissant des tera-octets d’espaces de disques durs d’hébergeurs froids et
anonymes. Le peer-to-peer ou le téléchargement
sauvage des Mégaupload et consorts appartiennent déjà à un lointain passé
numérique (=> quelques années à peine…). L’avenir est aujourd’hui aux
plateformes de streaming, qui ont su verrouiller le modèle initialement ouvert
de l’internet en le rendant payant… sans pour autant rémunérer davantage les
artistes. Mais en ça, le modèle a t’il tant changé ? Les « Majors »
se reconnaitront. Pour l’instant, avec ce cynisme qui leur va si bien, elles
sont surtout foutrement occupées à ressusciter le format vinyle qu’elles avaient
largement contribué à enterrer avec l’essor à marche forcée du compact disc,
dans le clinquant nauséabond des années 80’. Risible et rentable ironie comme
un ultime chant du cygne d’une industrie aux abois qui a su trouver dans le
gogo fétichiste de la génération X (dont je ne m’exclue pas…) une cible
marketing somme toute assez fidèle et constante. Ces derniers temps, devant les
propositions de plus en plus pertinentes des dites plateformes de musique en
ligne, je me dis que l’I.A à peine balbutiante (mais on peut lui préférer le
terme très en vogue « d’algorithme »…) est peut-être là en train de
me jouer son dernier tour d’esbroufe, avant de se mettre à distiller une
musique auto-générée, totalitaire et imparable, synthèse vorace des millions de
morceaux digérés et recrachés ad nauseam
par la matrice, pour étancher notre soif de consommation frénétique.
Comme un aboutissement déshumanisé et terriblement mercantile des tentatives
presque naïves de musique auto-générative de Brian Eno… Mais la musique créée
par un cerveau et jouée par quelques paires de mains a encore de beaux jours devant
elle : parce que là aussi, la révolution technologique a considérablement
modifié le paradigme longtemps immuable, en démocratisant l’accès aux moyens de
la production musicale : avec quelques 100taines/milliers d’euros on peut
installer un home-studio basique, et avec force de bricolages opiniâtres,
sortir un truc d'une qualité TRES correcte. Plus que jamais les techniques de la M.A.O peuvent
assister efficacement la production quand elles ne remplacent pas les
instruments pour devenir un espace ouvert de création en soi ; les
frontières autrefois marquées entre analogique et virtuel s’effacent et
fusionnent pour ouvrir des horizons parfois vertigineux. Au final, on n’aura
pas forcément plus de bons artistes, ni même de musiciens qui vivent décemment
de leur art; je pense que de tous temps le ratio doit être le même. En
revanche, il est peut-être plus facile qu’auparavant d’être en mesure de
produire une œuvre de chez soi, d’en faire sa promotion sur les
réseaux sociaux et d’être diffusé instantanément aux quatre coins du globe, ce
en trois ou quatre clics, et sans nécessairement passer par l’entremise autrefois
incontournable d’une industrie musicale toujours aux aguets et en embuscade.
Alors, après toutes ces
digressives considérations, à la question de savoir QUI lit un blog de
chroniques musicales en 2021, je répondrais plutôt en demandant POURQUOI
continuer d’écrire dans un blog (de niche, qui plu est) en 2021 ? Au-delà de la simple
beauté du geste d’écrire, c’est pour le plaisir presque naïf de partager :
si une seule personne est par là convaincue d’aller jeter une oreille, une
seule, sur l’œuvre chroniquée, l’existence du blog est alors justifiée et
moralement satisfaisante. Dans cette jungle musicale de plus en plus complexe
et globalisée, une chronique anonyme peut parfois servir de lien, de
lubrifiant ; minuscule courroie de transmission égarée dans les rhizomes d’une
information tentaculaire.
Et sinon… Un petit
dernier pour la route ?! On ne se refait pas… Pour sélectionner la dizaine
d’albums (oui : douzaine…), celui-là revenait régulièrement dans la
balance pour finalement se voir injustement écarté. Et pourtant son influence
sur mon oreille interne aura été aussi sournoise que les infra-basses et les
pulsations cotonneuses qui l’animent de part en part : n° 13 donc ?
it’s important to
listen to music outside of experimental music or sound art… (Steve Roden)
Voyage entre deux
oscillations et quelques humeurs vagabondes. Mélancolie chevillée au corps…Et une histoire de plusieurs
boucles à boucler en ce qui me concerne. C’est la dernière revue
des disques piliers de mon petit parcours discographique. Promis après j’arrête
de vous saouler avec ces vieilleries (de toute manière QUI lit un blog en 2020 ??). Peut-être un des
disques dont la démarche de l’artiste aura eu la plus grande influence. The
radio, c’était mon premier Steve Roden donc. Après un long voyage, comme le
dirait la légende, je squattais l’atelier d’un ami et passais mes journées près
du poêle à gaz et de l’ordinateur. La Toile en 2002, c’était encore une terre
vierge remplies de promesses virtuelles ; un espace ouvert adéquat pour
prolonger ce long périple. Je ne sais plus trop comment je suis arrivé à découvrir
The Radio; probablement via la liste austère d’un bon vieux mail-order... Mais le disque commandé a passé pas mal de temps à faire chauffer la platine
cette année-là. L’album s’inscrivait à la fois dans le continuum obsédant des musiques
d’ameublement ainsi que dans le sillage plus théorique des œuvres
électro-acoustiques « savantes », avec surtout cette approche minimale,
discrète et empreinte d’humilité si chère à Roden : le lowercase ou
cet art du détail (en boucle…) amplifié qui force à une écoute à la fois
attentive et détachée. Avec un label basé dans l’hexagone, je prenais ma
candeur à deux mains pour appeler Sonoris., un « Bonjour, j’aime
beaucoup ce que vous faites » de rigueur et surtout très naïf. Une
quinzaine d’année plus tard et une bonne partie de la discographie diaphane de
Roden dans les oreilles, mes valises se posent finalement dans la ville du dit
label. Un Sonoris toujours d’attaque dont l’exigence éditoriale ne se dément
toujours pas, et qui proposait alors une chouette rétrospective d’inédits &
raretés de Steve Roden sous la forme d’un coffret de 6 cd’s (puis un 2° coffret
l’année suivante…) : l’aubaine de se le(s) procurer en direct autour d’un
verre de pif dans PMU : en ce qui me concerne, boucle bouclée donc, et en
parallèle je m’initiais à la musique, là aussi en toute humilité. Je pense très
honnêtement que sans ce disque qui ouvrait tant d’horizons à l’époque, je ne me
serais jamais lancé dans ces bricolages sonores…. Cette vieille rengaine déclic
du « moi aussi je peux le faire », certes rarement vérifiée… Et pour ce qui est de
The Radio ? Il suffit simplement de se le repasser à l’envi, les mots
creux ne servant pas à grand-chose au final.
"The single most important key to sex that I've yet discovered is conscious rhythmic breathing; the more you breathe the more you feel and the more you come alive. Many of us breathe only enough to survive but not to live fully. Deep breathing is a door to waking up to healing and to more personal freedom" (Annie Sprinkle).
Je n’ai jamais vraiment cherché
à comprendre le truc qui se cache derrière The Hafler Trio. A l’exception de
quelques notables collaborateurs (comme Chris Watson de Cabaret Voltaire ou
Steven Stapleton de NWW), le pivot central de ce projet réside dans la très énigmatique
figure d’Andrew McKenzie. Les concepts sous-jacents de l’œuvre sont assez
obscurs et se réclament de tout un fatras de thèses aux consonances (parfois
pseudo-) scientifiques, sachant aussi se nimber dans une aura
mystico-religieuse encore plus opaque. L’incompréhension reste parfois la
meilleure caution artistique derrière laquelle s’isoler pour tranquillement produire
une musique fermée à jamais aux oreilles profanes. Mais qu’on ne s’y
trompe pas, derrière mes sarcasmes sur ces écrans de fumée en trompe l’œil, l’intention
affichée de ce collectif monocéphale était de se projeter bien au-delà de la
musique, d’aller en interroger sa substance ultime et ses intrications avec le
monde physique.
Dans les années 80’s –
90’s, le faux trio alors au pic de sa forme sortait sa petite kyrielle d’albums
intéressants voire dérangeants, en explorant pas mal de pistes chères aux
musiques expérimentales de l’époque : cut-up, électroacoustique,
drone…Et dans ce genre inédit
de gnose perverse élaborée pour une phonologie sexuelle exploratoire (et
cosmique), ces deux albums se posent en parfaites références. Pour ma part, je
ne connais que le somptueux Redwing de Lilith qui pourrait s’apparenter aux
présents travaux du Hafler Trio. Penser diptyque,vu la
complémentarité femelle (Masturbatorium) – mâle (Fuck). Le premier est un
support élaboré pour une performance de la post porn-actrice et féministe Annie
Sprinkle. Le mouvement commence par une fréquence isolée, stimulée par une
superposition graduelle d’autres fréquences parasites. Millefeuille évolutif
d’une lenteur toute organique à base de nappes, couches et textures sonores
aussi variées (bruits du corps d’Annie Sprinkle, diverses ondes éthérées…),
Masturbatorium vous prend par la main pour vous entrainer dans une expérience
vibratile paroxystique. 18 minutes pour atteindre l’extase ? c’est un peu
court. Le bien nommé Fuck se passera de guest-stars et c’est McKenzie
lui-même qui met à contribution sa main dans le slip pour illustrer son propos
mystico-sexuel. D’emblée le climax est dans le rouge avec une figure de
fréquences rythmiques soutenues et respiration syncopée : l’excitation
masculine fonctionne ainsi pour sombrer ensuite dans une bonne trentaine de
minute de narcose en échos rampants, sans fond ni but réel qu’à contempler le
bout de son nombril rassasié.
Si on peut émettre quelques
réserves amusées sur l’efficacité avérée des effets psycho-stimulant de ces
concept-albums un peu rigides, l’expérience qui reste cérébrale et immersive,
peut aussi se vivre au rythme d’une respiration profonde, les yeux fermés sur soi.
L'Un.
The HAFLER TRIO "Masturbatorium" / "Fuck" (Touch. 1991/92)
" La colonne d'air est le
volume d'air, premièrement emmagasiné dans les poumons, deuxièmement mis en
pression à l'aide du diaphragme […] et des muscles de la sangle abdominale […],
troisièmement géré par les lèvres ou la langue […], enfin poussé (en débit et
vitesse) dans un instrument de musique à vent créant ainsi des
vibrations. Ces vibrations ont à une ou plusieurs fréquence en
relation avec la note entendue,
et correspondent à un régime de résonance. Il est
fondamental de conserver pendant plusieurs secondes la colonne d'air et de
moduler les débits et vitesses afin de créer des sons harmonieux, justes et
précis". – wikipedia
« - oh you’re a musician, what do you play? -I play saxophone.- I love the saxophone ! - Well, I bet I could change your mind!” (Jim SAUTER)
Alors autant tout de suite mettre les choses au
point : pour parvenir à appréhender les assauts de ces terroristes sonores,
il aura fallu un paquet de petits dej’ à s’enfiler le « Free Jazz »
d’Ornette Coleman avec un café froid. S’imposer les stridences Ayleriennes comme ascèse quotidienne aussi, sous le regard
bienveillant d’un Hendrix égaré dans des espacesinterstellaires.
On ne débarque pas dans un monde aussi chaviré sans une préparation martiale, et
quelques boules Quiès dans les poches. Février 1997, un bar borgne, The Nightingale,
dans l’East Village. Borbetomagus se prépare à jouer, et la simple vibration de
leurs pas sur la scène en bois déclenche un barrage de larsens avant même que ce
trio de bucheron ne s’empare de ses instruments. La suite se perd dans des
nappes saturées d’un son inouï qu’on aurait pu croire noyé dans colonne d’eau,
tant la submersion (ou un rejet épileptique) de ce wall of sound
halluciné est totale. Un nombre incalculable de bières à même le comptoir pour se
remettre de cette expérience cathartique. Avec sa
guitare et ses deux saxes suramplifiés, le combo newyorkais ne s’est jamais
vraiment senti appartenir à la "scène" (free) jazz, ou à la musique improvisée, revendiquant
plutôt ses influences vers ce bruit blanc qui dégueule des murs d’amplis d’un
concert rock, sans pour autant se définir comme « rock ». Ces pionniers
du noise opèrent depuis près de 40 ans, offrant des performances qui
relèvent le plus souvent d’un potlatch psychédélique. Se coltiner le Metal
Machine Music de Lou Reed en boucle sur un vieux radiocassette poussé dans ses
retranchements peut donner
une idée de la force centripète féroce qui se dégage
de leur musique cathartique. Le temps
de ce disque, Jim Sauter et Don Dietrich s’affranchissent de la Stratocaster de
Don Miller et de toute amplification pour se la jouer en duo. C’est quelque
part l’album unplugged de Borbetomagus. Les deux acolytes se
connaissent et pratiquent les cuivres depuis l’école primaire. « Bells together » est le nom donné à la technique développée pendant leur
adolescence qui consiste à plaquer le pavillon des saxes l’un contre l’autre,
cherchant ainsi la collision des masses d’air en équilibre, de fines
distorsions et autres harmoniques qui dégueulent sur les côtés. Sur cet enregistrement, Sauter et Dietrich
peaufinent et déclinent cette technique dans toutes les directions
possibles ; forcément extrêmes, même si « Monk Jimbo on Safari »
s’éloigne des stridences d'usage pour se cantonner dans les infra-basses des 2 ténors,sautillant gaiement comme un éléphanteau
échappé d’un zoo. Avec les micros planqués dans les cuivres, qui vont au plus près du
souffle à capter, on peut parler là de musique électroacoustique au sens le
plus pur et radical du terme. Le fantôme lointain du « Bells » de feu Albert Ayler, lui, continue de hanter le disque
depuis cette East River maudite, même si le groupe ne cesse de s’en défendre.
Les 3
membres du ‘Magus poursuivent ça et là leur carrières en solo (Don Dietrich
pousse encore plus loin le radicalisme de son saxe couplé à l’éléctronique), en
duo (Sauter & Kid Million, Don Miller & William Hooker…) ou en trio
(Sauter et le cryptique Rudolph Grey), et ne répètent guère ensemble depuis le
temps, mais cette formule de trio décapant reste la meilleure lorsqu’il s’agit
de nous délivrer leur bon vieux snuff-jazz, shoot roboratif d’endorphines
sauvages n'atteignant notre cerveau reptilien qu'une fois la stupéfaction initiale dissipée.
L'Un.
Jim SAUTER & Don DIETRICH : "Bells Together" ( AgaricRecords. 1985)