mardi 20 juin 2023

Mathias DELPLANQUE "Encore"

J'entends ta voix dans tous les bruits du monde (P. Eluard)  

 

« Encore » ? Oui, un de plus. Et on l’attendait pas celui-là, sorti comme au coin d’un bois, quelques mois après la sortie d’un excellent Ô Seuil. Sur les précédents Chutes ou Drachen, j’ai pu évoquer tantôt une verticalité (exquise), des frémissements statiques et plus récemment d’amples mouvements panoramiques… Des qualificatifs antinomiques pour des albums qui se répondent et constituent en fait un corpus cohérent. Mais ce (judicieusement) nommé « Encore » ressemble davantage à ce qu’il est convenu d’appeler une compilation de fonds de tiroir, ces lost tracks souvent inspirés dont on ne sait pas forcément qu’en faire. On optera plutôt pour des termes sensiblement plus ouverts comme des « à-côtés », ou autres « projets orphelins ». « Encore » n’est pas exactement à situer dans la continuité des albums évoqués plus haut. On est plutôt à la tangente des travaux de Mathias Delplanque ou à un certain parallèle qui s’entrecroise… Le matériau utilisé est unique (des archives sonores de Mathias), multiple (les sources se croisent, qu’elles soient personnelles, ou liées à son travail sur la danse) et surtout complexe (puisque réassemblé, collé, superposé). Les 5 morceaux proposés semblent prendre tout leur temps dans une mise en place tranquille, comme pour activer un processus d’observation du phénomène sonore. Ces paysages (re-)créés, agglomérés, brouillent les pistes se jouant de la sorte d’une mémoire et d’un temps que l’on voudrait souvent trop linéaires. Dans ce dédale d’aplats de sons et de matières intriqués ce sont les voix qui nous servent de fil conducteur : qu’elles nous interpellent (« Viens ! »), inquiétantes ou imprécatoires («open that fuckin door ! »), elles se aussi font très intimes sur Alain et ses accents rituels. Une déambulation, erratique légèrement teintée de mystère dans laquelle on entend poindre la patte inimitable de Mathias. Comme sur le négatif d’une vieille diapo floue, à convoquer la confusion de nos souvenirs enfouis. Je ne sais si au final cette rétrospective introspective débouchera sur de nouvelles pistes ou d’autres processus créatifs. Mais pour l’instant on s’en contentera avec une délectation certaine.

 

L'Un.

Mathias DELPLANQUE : "Encore" (Warm. 2023)

jeudi 8 juin 2023

Eric ALDEA & Ivan CHIOSSONE " Kabul"

"Tu m’as vendue à un vieillard, père. Puisse Dieu détruire ta maison ; j’étais ta fille."  (anonyme. Poesie pachtoune)

 

 

Il en va de certaines musiques dont la charge émotionnelle est si forte qu’on sait dès le début qu’on ne s’en remettra pas. Ce pourrait être un requiem au goût amer si l’espoir ne résidait pas précisément dans ce témoignage sonore ténu qu’on tient entre les mains, fil d’Ariane qui s’étiole. Même s’il date déjà de 2005. Dix-huit années : une génération a prospéré depuis, dans la misère et la violence, et on ne sait pas ce que sont devenus les musiciens qui hantent ces enregistrements de terrain miné. S’ils ont seulement réussi à transmettre la flamme de leur héritage. Kabul, année 0 depuis près de quatre décennies. Et même silence médiatique : j’ai eu beau chercher sur la Toile, et pas une ligne sur ce disque ; juste des exemplaires à vendre. Rien ; un vide 2.0. D’autant plus étrange qu’Éric Aldea est une petite légende d’un underground hexagonal avec des trucs comme Bästard ou Zëro… Pas de storytelling aguicheur donc. De simplement imaginer que lui et Ivan Chiossone ont pris un A/R pour Kabul, flanqués d’enregistreurs numériques compacts et quelques contacts en poche. Des captations sonores précieuses et des rencontres, que les deux compères auront su magnifier par un montage subjectif qui frôle parfois l’épure abstraite. Bribes de sons, d’instruments et de voix qui reconstituent une sorte de folklore imaginaire, blues décharné des haut-plateaux d’Asie centrale. Les ambiances souvent austères et tout en retenue se déclinent dans un minimalisme qui entre en échos (austères) avec la musique contemporaine : on sentirait presque cette rotondité du son si chère à Giacinto Scelsi. Un vent glacial parcourt l’album de part et d’autre, où chaque note orpheline est une flamme frêle à la chaleur vacillante qui semble entrer en résistance. Résistance contre l’oppression latente, l’obscurantisme érigé en maitre-étalon. Comme les dernières traces audibles d’une culture millénaire menacée de disparaitre à tout moment, le voile posé de l’ignorance crasse des générations future pourrait devenir son linceul. Sans paroles et sans images, un documentaire nécessaire qui nous relate une richesse encore vivace même si enfouie dans les mémoires et le plus souvent cachées au vu et au su de tous, les instruments souvent planqués sous les tapis élimés. Un disque poignant et viscéral, une déambulation enregistrée au cœur des ténèbres. Pour qu’on se souvienne, une fois nos atermoiements d’usage dissipés dans un confortable déni.

musiciens

Mr Karimi (ghitchak)

Mr Atqullah (robab

Mr Amroddin (dilroba)

Mr Sakhi (zarb)

Mr Jabar (nay)

... and the Soufis from the old Kabul.

  

 

 

L'Un. 


 Eric ALDEA & Ivan CHIOSSONE " Kabul" (IciD'ailleurs. 2005)