jeudi 20 septembre 2012

CAN : "the lost tapes"



Aah, vertige lysergique des sorties des tiroirs d'usine estampillés « made in Germany ». Les cachotiers n’avaient rien perdu mais surtout laissé « ça » de côté. « Ca », soient une bonne trentaine de morceaux ; trois heures au total, puisées dans pas moins de cinquante heures de bandes magnétiques intactes, planquées sans pour autant moisir dans les tiroirs. La petite histoire rejoignant la grande du coup, veut que ces bandes vouées à l'oubli aient été redécouvertes une fois le mythique Inner Studio démantelé, pour être transféré tel quel dans un musée ! Il semble que nos musiciens prolixes et peu enclins à l'auto-contemplation avaient définitivement oublié cette masse de sons perdus. Des bandes dépoussiérées sauvées d'un oubli légitime,  ayant échappé au triste statut de reliques donc...
Ce n'est pas dans ces humbles pages qu'on va présenter CAN, LE Can, un de ces rares groupes non anglophone des roaring 70's  qui aura rétrospectivement fait la nique aux américains en proposant autre chose en ces temps systématiques de blues psychédéliques aux guitares heavy dégoulinantes. Porte-parole d'un bastion allemand d'irréductibles allumeurs allumés de contre-feux (Neu!, Amon Düll, Faust...), ce quintet from inner space savait mélanger à sa sauce un peu de rock, de transe hypnotique et d'expérimentations électroacoustiques hallucinées (dérivant certes sur la fin  vers la disco racoleuse de films porno ratés...), avec ce son à la fois souple, sec et froid si caractéristique de ce qu'on peut déjà appeler l'école de Cologne (et qui perdure de nos jours dans de toutes autres directions avec la scène electro si caractéristique : The Field, Mouse On Mars, Oval, Ellen Alien...). A l'instar du Velvet Underground qui lorgnait vers la musique d'un Terry Riley ou de La Monte Young, j'aime à définir le travail de CAN comme la vitrine populaire (le « pop » de pop-music...)  des expérimentations radicales d'un Karlheinz Stockhausen qui ne serait jamais vraiment revenu indemne d'un trip à Woodstock (ouais : osé mais placé...).
C'est un peu dans l'air du temps, le kraut-rock, étiquette réductrice dont on les a affublés. Une myriade de jeunes groupes redécouvrent les vieux synthés analogiques que les deux dernières décennies avaient quelque peu ringardisé, et s'embarquent sans complexes sur les mêmes autobahn motorik qu'avaient laissées intactes nos vieux renards revenus de tout. Une influence en perpétuelle expansion revendiquée à juste titre par tous, qu'ils viennent de la techno, du post-rock, de la synth-pop ou de l'ambiant. Dans un contexte aussi frénétique, la sortie inespérée de ces inédits permet d'effectuer une salutaire remise de pendule à l'heure ; non dans le but de démontrer quelconque suprématie, mais plutôt pour confirmer le statut unique et intemporel de ce groupe transgenre et atypique par essence. Et la première écoute balaie les réserves de rigueur : non, ces lost tapes ne sont pas  les side B & rarities souvent hasardeuses et barbantes que l'industrie du disque nous sort régulièrement de son chapeau sans fond quand on n'attendait plus rien, sauf un énième renflouage de caisse. Elles ne sont pas non plus un prolongement de l'œuvre du groupe : elles sont partie intégrante d'un travail constant, évolutif et systématiquement documenté. Devant pareil panoramique, pas vraiment envie de faire une distinction entre jams improbables, extraits de concert, musiques de commande (pour films), versions alternative (là je pense à « Midnight Men » en fait une version alternative de « Vernal Equinox » (je crois) de mon petit album préféré « Landed »), véritable « side B » ou morceaux injustement passés à la trappe.
Sans s'essayer à passer en revue la 30taine de morceaux, le cinématique « Millionenspiel », qui ouvre le bal, surprend et accroche d'emblée avec cette rythmique forcenée et implacable (pourtant loin d'être leur marque de fabrique), une guitare que ne renierait pas Ennio Moricone, et cette flute traversière qui vous casse le rythme pour mieux introduire un solo de sax improbable. Plus familière, cette litanie pour le moins habitée (un euphémisme...) de Malcom Mooney, le chanteur afro-américain échoué à Berlin qui nous invite d'emblée à la transe totale avec le possédé « Waiting for the Streetcar », rescapé de la même session du encore très rock « 1968 Delay ». « Midnight Sky », « Deadly Doris » ou le faussement apaisé « Desert » sont de la même trempe, avec ce petit quelque chose en plus que ce qu'on connaissait déjà : plus fou, plus protéiforme. La triplette des « Evening All Day », « When Darkness comes » et « Blind Mirror Surf » renvoient sans nuance aux expérimentations les plus radicales du groupe (époque Tago Mago ou dernier morceau de Landed), du genre à plonger les congénères du Pink Floyd dans la purée de pois épaisse de l'incompréhension consternée. La période Damo Suzuki, chanteur japonais aux incantations lancinantes se résume  avec le sensuel et alambiqué « A Swan is Born ».
« Godzilla Fragment » dépasse de loin le simple cabinet de curiosité pour préfigurer un noise-rock des plus radicaux, alors que « E.F.S » endosse à merveille son costume de side B & rarities, parfaite voie de garage aux accents méchamment chamaniques : bien barrés les gars...
Messer , Sissors, Fork & Lig » se pose en morceau parfait, résumé kaléidoscopique de ce que le groupe peut et sait faire de mieux ; tous les ingrédients aux rendez-vous. De ces morceaux qu'un Thurston Moore ado a du bouffer au kilomètre... Plongée ambiguë aux accents cotonneux avec le velvetien en diable « Obscura Primavera » (et là notre Thurston ado a du rêver d'en composer au kilomètre des morceaux aussi simples et évidents). Et si on colle une personnelle mention es-spéciale au jam spatio-groovy Pierre Henry vs Funkadelic du quasi putassier « Barnacle » (époque films porno, donc), le rapide tour d'horizon devient complet (et jouissif).
Alors bien sûr manquent ces morceaux à la luminosité tubesque, dans la veine d'un « She Brings the Rain » ou encore « Little Star of Bethleem », mais déjà ces morceaux dénotaient dans la discographie d'alors. Et c'est peut-être ça, l'histoire de CAN : une succession de non-morceaux géniaux, qu'ils soient aboutis ou non, des musiciens qui jouent du CAN sans l'être vraiment avec, toujours, ce décalage et cette propension à l'exploration continue. Des musiciens en phase avec leur époque tout en regardant ailleurs.
Déjà disque de l'année par ici même avec un léger  delay d’une bonne 40taine d’années.  

L'Un.

CAN "The Lost Tapes" 3xCD boxset (Mute. 2012).