Et non. L'annonce de la disparition
récente du colosse débonnaire de Wuppertal n’a rien à voir avec cette énième
chronique estampillée «les Disques de l’Un». Juste bouleversé le
planning… Ce disque charnière revenait souvent dans mes shortlists à rallonge,
mais un des critères sélectifs était d’éviter dans la mesure du possible
d’évoquer des artistes déjà listés dans ces pages, et il y déjà 2 ou 3 billets
sur Peter Brötzmann (dont sa récente collaboration avec Oxbow). Mais ce No
Nothing, punaise ! Ce seront avec ces quelques lignes un exercice de rattrapage in-extremis pour un disque
aux résonnances des plus intimes.
Et une élégie de circonstance.
C’est avec le Caspar Brötzmann Massaker et sa guitare héroïque que j’ai eu vent du souffleur
paternel, le fils et le père réunis prenant la pose devant une vitrine de
spiritueux pour la pochette de « Last Home ». Et c’était tout un
univers qui s’ouvrait, les oreilles et les tripes avides d’un quelconque prolongement
aux premiers émois Coltraniens, et autres déchirements Ayler-esques qui
auront bercé jusqu’a mes petits-déjeuners. A l’ouest rien de nouveau donc. Il
fallait plonger au cœur même de la vieille Europe qui se remettait à peine de
ses récents soubresauts pour assouvir cette quête de souffle absolu et
libérateur. Car le son boulimique et écorché de Peter Brötzmann se passe de
mots ou de discours savant, idiome en soi qu’une poignée de doux-rêveurs était
à même de déchiffrer quand la majorité n’entendait qu’un vague skronk de
bruits de casseroles. Un bruit et une fureur cathartiques directement ancrés
dans la douloureuse histoire de son pays.
Je n’ai pas revérifié, mais il me
semble que ce brulot constituait sa première tentative en solo. Au mitan de sa
carrière, l’expérience se répètera entre autre avec le plus arrondi Right as Rain, un Solo (in
Roma), ou le récent I Surrender Dear et ses accents crooners... Plutôt habitué d’ordinaire à se fondre dans de
véritables entités organiques à géométries variables, du duo à l’octet,
l’exercice en solitaire et sans filet constitue pour le bonhomme une vraie mise
à nu. Il en est de ces moments dans la vie où il faut se coller seul face au
mur et affronter sa gueule et ses démons intérieurs. Seul. Dans une interview,
Brötzmann évoquait cette session d’enregistrement parfois poussive, où l’inspiration
peinait malgré des conditions idéales pour ce genre d’exercice introspectif. Mais
le résultat couché sur bandes ne laisse rien entendre de ces affres de l’acte
créateur : nous sont présentés crânement une enfilade d’improvisations
abruptes qui explorent le champ des possibilités sonores qu’offre la palette
des anches utilisées : saxes ténor, alto, clarinette basse ou piccolo,
vieux tárogató hongrois et un certain brötzophone (si si) tout
désaccordé. Exploration duale de ses propres limites confrontées à celles de
ses instruments de fortune. Démonstrations de force tantôt cinglantes, tantôt
poignantes, à explorer les 50 nuances de tonalités, d’une manière statuesque,
dans les fréquences les plus extrêmes. Que ce soit avec les volutes soutenues
aux accents post-bop d'Acoustic Disturbance, les barrissements d’un Glowing
Minotaur ou la clarinette rampante de Magogagog, tout le spectre sonore est
parcouru dans un souffle continu, comme une longue et unique expiration rugueuse. Tour
de force exubérant qui culmine avec le paroxystique éponyme No Nothing, ses
tambourinages de pieds rageurs et râles d’épuisement. Certes, il n’y aura pas
la même puissance de feu d’un historique Machine Gun, mais cet album au titre en forme de
double négation est tout aussi frondeur et revêche que l’inaugural For Adolphe
Saxe. Il y a toujours eu une forme de manifeste enflammé dans les stridences autodidactes
de Brotzmann : voilà ce que je fais, ce que je suis. Même si j’occupe
trop de place. A prendre ou allez-vous faire foutre… Pour ma part, la découverte de cet album aura
été le prétexte à d’interminables séances d’air saxophone (!!), la
colonne d’air du vieux ténor qu’on m’avait prêté se remplissant maladroitement pour
déverser un flot cacophonique exutoire au détriment de voisins traités comme des victimes collatérales.
“That’s no music anymore. That’s no jazz, that’s no nothing.”
L'Un.
Peter BRÖTZMANN "No Nothing" (F.M.P. 1991)
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