Sonic after Life.
Bon, on va pas tourner autour du
pot, l’équation est assez simple : Thurston Moore = Sonic Youth. Evidence
même. Et le problème se situe du coup dans les années post S/Y. Si Lee Ranaldo
a confortablement pris le tournant en se réinventant avec un songwriting
brillant et insoupçonné, Kim Gordon continue d’affirmer personnalité et
créativité (on pense très fort à No Home Record »), la carrière en solo certes
prolixe de Moore semble n’avoir eu de cesse de convoquer l’esprit de ce groupe
hors norme qui aura occupé plus de 3 décennies de son existence. Ce qui peut laisser
des traces permanentes. Et c’est peut-être là le revers d’une médaille bien
méritée : difficile de s’affranchir des gimmicks et autres tics guitaristiques,
mais aussi de cette voix iconique difficile à masquer. Ce timbre si particulier
qui incarne à lui seul 50% du groupe. De son groupe. Avec pareille équation
gravée dans le marbre des pavés newyorkais. Personne schizophrénique s’il en
est, les escapades de Thurston vers des contrées free, la plupart du temps sous
la forme de collaboration volcaniques (the THING, William Hooker) s’affranchissent
aisément de cet écueil avec un sonic wall massif et rugueux. Mais pour
ses efforts en solo, on sent bien que l’ombre du Sonic Youth plane et s’insinue
douloureusement dans tous les interstices exposés à cette lumière noire. Mais
qu’on ne me fasse pas dire non plus ce que je n’arrête pas de sous-entendre
(!) : ils sont parfois bons (Chelsea Light Moving) et même très bons (By The Fire) ces albums :
Thurston a encore pas mal de chose à dire, et ce avec un certain brio et cette
patte inimitable. A tel point que chaque enchainement d’accords ouverts triturés,
chaque dissonance ou infime larsen vérifie notre équation arbitrairement posée ci-dessus.
Et personnellement l’idée d’écouter un dernier Sonic Youth amputé de 20, 30 ou
40% ne m’a jamais vraiment convaincu. C’est donc sur des terrains de jeu
connexes arides et dépouillés que notre grand blond a trouvé grâce à mes yeux
chafouins et surtout fait peau neuve avec peu de choses, seul face au mur. Avec
Screen Time, on débranche (en partie) les amplis et on se pose :
l’approche est plutôt minimaliste et introspective. Pas beaucoup d’écheveau de
guitares non plus, on est dans un dépouillement quasi religieux, mystique. Contemplatif.
Les pièces rassemblées sur cet album constituent une sorte de bloc-notes musical
que le guitariste a tenu chez lui pendant la période confinée en 2020. Puisqu’on
ne peut même pas aller au studio se défouler en mettant les doigts dans la
prise, pourquoi ne pas canaliser émotions à vif et créativité exacerbée avec la
guitare qu’on a sous la main. Le résultat de ces petites chroniques désabusées
oscille entre une musique instrumentale de canapé et un formalisme qui rappelle
les obsessions du bonhomme pour tout ce qui touche à l’avant-garde. Parfois
ludique, parfois teinté de blues ou franchement éthéré, chaque morceau
développe une atmosphère marquée toute en distance et retenue introspectives. Un
parallèle ténu peut se faire avec Demolished Thought, album acoustique lui
aussi mais beaucoup plus produit et surtout émotionnellement (trop) chargé, là
où Screen Time avec ses climats plus abstraits, joue la carte de la sérénité
épurée, des questionnements en forme de cascade et jeu de miroirs. Avec ce Screen
Time, Thurston Moore nous offre une belle embardée aux limites de sa zone de
confort, saut dans un vide sonore encore vierge de toute exploration... sonic.
L'Un.
Thurston MOORE : "Screen Time" (SouthernLord 2022)
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