Aah, vertige lysergique des
sorties des tiroirs d'usine estampillés « made in Germany ». Les
cachotiers n’avaient rien perdu mais surtout laissé « ça » de côté.
« Ca », soient une bonne trentaine de morceaux ; trois heures au
total, puisées dans pas moins de cinquante heures de bandes magnétiques
intactes, planquées sans pour autant moisir dans les tiroirs. La petite
histoire rejoignant la grande du coup, veut que ces bandes vouées à l'oubli
aient été redécouvertes une fois le mythique Inner Studio démantelé, pour être
transféré tel quel dans un musée ! Il semble que nos musiciens prolixes et peu
enclins à l'auto-contemplation avaient définitivement oublié cette masse de
sons perdus. Des bandes dépoussiérées sauvées d'un oubli légitime, ayant échappé au triste statut de reliques
donc...
Ce n'est pas dans ces humbles
pages qu'on va présenter CAN, LE Can, un de ces rares groupes non anglophone
des roaring 70's qui aura
rétrospectivement fait la nique aux américains en proposant autre chose en ces
temps systématiques de blues psychédéliques aux guitares heavy dégoulinantes.
Porte-parole d'un bastion allemand d'irréductibles allumeurs allumés de
contre-feux (Neu!, Amon Düll, Faust...), ce quintet from inner space
savait mélanger à sa sauce un peu de rock, de transe hypnotique et
d'expérimentations électroacoustiques hallucinées (dérivant certes sur la
fin vers la disco racoleuse de films
porno ratés...), avec ce son à la fois souple, sec et froid si caractéristique
de ce qu'on peut déjà appeler l'école de Cologne (et qui perdure de nos jours
dans de toutes autres directions avec la scène electro si caractéristique : The
Field, Mouse On Mars, Oval, Ellen Alien...). A l'instar du Velvet Underground
qui lorgnait vers la musique d'un Terry Riley ou de La Monte Young, j'aime à
définir le travail de CAN comme la vitrine populaire (le « pop » de
pop-music...) des expérimentations
radicales d'un Karlheinz Stockhausen qui ne serait jamais vraiment revenu
indemne d'un trip à Woodstock (ouais : osé mais placé...).
C'est un peu dans l'air du temps,
le kraut-rock, étiquette réductrice dont on les a affublés. Une myriade
de jeunes groupes redécouvrent les vieux synthés analogiques que les deux
dernières décennies avaient quelque peu ringardisé, et s'embarquent sans complexes
sur les mêmes autobahn motorik qu'avaient laissées intactes nos vieux
renards revenus de tout. Une influence en perpétuelle expansion revendiquée à
juste titre par tous, qu'ils viennent de la techno, du post-rock, de la
synth-pop ou de l'ambiant. Dans un contexte aussi frénétique, la sortie
inespérée de ces inédits permet d'effectuer une salutaire remise de pendule à
l'heure ; non dans le but de démontrer quelconque suprématie, mais plutôt pour
confirmer le statut unique et intemporel de ce groupe transgenre et atypique
par essence. Et la première écoute balaie les réserves de rigueur : non, ces
lost tapes ne sont pas les side B
& rarities souvent hasardeuses et barbantes que l'industrie du disque
nous sort régulièrement de son chapeau sans fond quand on n'attendait plus
rien, sauf un énième renflouage de caisse. Elles ne sont pas non plus un
prolongement de l'œuvre du groupe : elles sont partie intégrante d'un travail
constant, évolutif et systématiquement documenté. Devant pareil panoramique,
pas vraiment envie de faire une distinction entre jams improbables, extraits de
concert, musiques de commande (pour films), versions alternative (là je pense à
« Midnight Men » en fait une version alternative de « Vernal
Equinox » (je crois) de mon petit album préféré « Landed »),
véritable « side B » ou morceaux injustement passés à la trappe.
Sans s'essayer à passer en revue
la 30taine de morceaux, le cinématique « Millionenspiel », qui ouvre
le bal, surprend et accroche d'emblée avec cette rythmique forcenée et
implacable (pourtant loin d'être leur marque de fabrique), une guitare que ne
renierait pas Ennio Moricone, et cette flute traversière qui vous casse le
rythme pour mieux introduire un solo de sax improbable. Plus familière, cette
litanie pour le moins habitée (un euphémisme...) de Malcom Mooney, le chanteur
afro-américain échoué à Berlin qui nous invite d'emblée à la transe totale avec
le possédé « Waiting for the Streetcar », rescapé de la même session
du encore très rock « 1968 Delay ». « Midnight Sky »,
« Deadly Doris » ou le faussement apaisé « Desert » sont de
la même trempe, avec ce petit quelque chose en plus que ce qu'on connaissait
déjà : plus fou, plus protéiforme. La triplette des « Evening All
Day », « When Darkness comes » et « Blind Mirror
Surf » renvoient sans nuance aux expérimentations les plus radicales du
groupe (époque Tago Mago ou dernier morceau de Landed), du genre à plonger les
congénères du Pink Floyd dans la purée de pois épaisse de l'incompréhension
consternée. La période Damo Suzuki, chanteur japonais aux incantations
lancinantes se résume avec le sensuel et
alambiqué « A Swan is Born ».
« Godzilla Fragment »
dépasse de loin le simple cabinet de curiosité pour préfigurer un noise-rock
des plus radicaux, alors que « E.F.S » endosse à merveille son
costume de side B & rarities, parfaite voie de garage aux accents
méchamment chamaniques : bien barrés les gars...
Messer , Sissors, Fork &
Lig » se pose en morceau parfait, résumé kaléidoscopique de ce que le groupe
peut et sait faire de mieux ; tous les ingrédients aux rendez-vous. De ces
morceaux qu'un Thurston Moore ado a du bouffer au kilomètre... Plongée ambiguë aux
accents cotonneux avec le velvetien en diable « Obscura Primavera »
(et là notre Thurston ado a du rêver d'en composer au kilomètre des morceaux
aussi simples et évidents). Et si on colle une personnelle mention es-spéciale
au jam spatio-groovy Pierre Henry vs Funkadelic du quasi putassier
« Barnacle » (époque films porno, donc), le rapide tour d'horizon
devient complet (et jouissif).
Alors bien sûr manquent ces
morceaux à la luminosité tubesque, dans la veine d'un « She Brings the
Rain » ou encore « Little Star of Bethleem », mais déjà ces
morceaux dénotaient dans la discographie d'alors. Et c'est peut-être ça,
l'histoire de CAN : une succession de non-morceaux géniaux, qu'ils soient
aboutis ou non, des musiciens qui jouent du CAN sans l'être vraiment avec,
toujours, ce décalage et cette propension à l'exploration continue. Des
musiciens en phase avec leur époque tout en regardant ailleurs.
Déjà disque de l'année par ici
même avec un léger delay d’une bonne 40taine d’années.
L'Un.
CAN "The Lost Tapes" 3xCD boxset (Mute. 2012).
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