lundi 19 mai 2025

Miki YUI : As if

"Ce qui empêche l'homme d'accéder au bonheur ne relève pas de sa nature, mais des artifices de la civilisation." (C. Levi-Strauss)

 

Les retours d’excursions au cœur des forêts tropicales ont souvent profondément affecté le mental des musiciens en quête d’inspiration. On pense évidemment à Francisco LOPEZ, bien focus sur le phénomène sonore avec La Selva, ou encore Elaeis guineensis, trip initiatique de Thomas TILLY (TÖ) perdu dans la jungle guinéenne. Immersif par essence cet écosystème fermé sur lui-même et poumon (ou baromètre) de notre planète n’a de cesse de fasciner par sa complexité organique. Et visiblement Miki YUI ne s’est pas forcément remise de son escapade à Manaus, le seul exutoire possible résidant dans cet As If quasi ascétique.

As If. Comme si…. 

 

Plutôt habituée à distiller une électronique d’effacement, cet album est plus assertif, direct. C’est dans des brassées de câbles de synthé modulaire que l’artiste s’essaie non à reproduire cet environnement mais plutôt à établir un parallèle analogique. Comme le pendant fictif de cette réalité sonore foisonnante et insaisissable. As If insuffle dans ses compositions une part de cet imaginaire luxuriant pour rendre l’expérience d’écoute attentive plus tangible. Mais au-delà de l’apparente évidence de cet exercice de mimétisme électronique, un univers sonore autonome se développe lentement morceau après morceau. Forme et fond resserrées : on voit presque les manipulations et modulations  opérées sur le synthé. Le son prend parfois une forme humide voir liquide. Bruissante, ou nichée dans des fréquences insectiles. Au fil des morceaux, une certaine abstraction prend le dessus, et le parallèle de départ s’estompe pour atteindre un état de stase cerné par les échos fantomatiques de la machine.

C’est chouette de constater qu’on peut encore s’émerveiller à écouter l’enchantement du monde ; de ce côté-ci ou de l’autre côté du miroir sans tain...

 

 

L'Un.

 

Miki YUI : "As if" (HallowedGround. 2024).

 

lundi 5 mai 2025

clipping. "Dead Channel Sky"

"Comment finira le capitalisme ? Il ne sera probablement pas renversé par une révolution, mais son système mondial de création de richesses et de valeurs va lentement se déchirer, abandonnant des régions et des populations entières à elles-mêmes – ce processus est d’ailleurs entamé. Ainsi, le capitalisme mondialisé sera lentement mité par l’expansion d’une « zone interdite » englobant les laissés-pour-compte" (Hakim Bey)

 

 

De ce que j’ai pu comprendre en regardant des films sur le sujet, c’est qu’on ne revient pas nécessairement indemne des escapades spatio-temporelles. clipping. a depuis longtemps trouvé cet équilibre de corde raide, embarqué de la sorte dans son Nostromo sonore depuis une bonne dizaine d’années. Bon, j’avoue avoir passé la main depuis un Splendor & Misery vaguement décevant, éclipsant par la suite l’excellent dytique qui lui a succédé. Mais avec ce sixième Dead Channel Sky, clipping. fait un  putain de grand écart forcené. En forme de grand bond en avant suspendu, à fortement incliner son hip-hop exploratoire et virtuose vers une certaine idée de cette électro polymorphe qui foisonnait il y a 3 décennies. A croire que les années 90’s sont un peu l’âge d’or des musiques électroniques de tout poil (comme les années 80’s ont pu l’être pour la variétoche, les années 60’s pour le rock le vré…). Et le trio angeleno va y piocher allègrement dans ce pot de miel sans fond : techno, jungle, edm, glitch, downtempo, acid house ou big beat (j’ai même entendu de vagues relents d’eurodance sur  Dominator mais bon, clipping. c’est pas non plus Die Antwoord)… Y en aura pour tous mais clipping. se démarque dans un exercice d’assemblage rétrofuturiste frénétique, la tête résolument orientée vers des cyber-dystopies corrosives (vite rattrapées depuis par la réalité bestiale d’une post-vérité assénée par un MAGA’s coprophage vendu à la solde de hackers post-Soviet). Du hip-hop originel il ne reste même pas le squelette d’une queue de poisson : subsiste seulement l’incroyable flow de Daveed DIGGS qui parvient encore à amarrer leur astronef à notre vallée des larmes (et au monde du rap). Comme un prophétique communication breakdown, c’est sur les stridences d’un vieux modem que Dead Channel Sky brouille tous les signaux en revisitant toute les nuances underground de cette électro alors émergente, rebelle et dopées aux expérimentations bravaches. Retour vers un futur afro et métissé qui cultivait l’art du cyberpunk et du soundsystem. Au milieu de ces assemblages de dissonances parasites taillées au cordeau on ne va pas oublier le groove crâneur d’un "Dodger" qui vous colle les noix sur le dancefloor. Ni cette inclinaison naturelle pour des pépites quasi tubesques (comme "Keep Pushing"…) sans pour autant se renier. Côté invités on retiendra entre autre l’intervention divine et incongrue d’un Nels CLINE qui pousse toujours un peu plus loin la note discordante de sa guitare sur un "Malleus" au swing statique et anguleux. Concept album exigeant et paradoxalement leur travail le plus accessible clipping. a depuis longtemps choisi son camp : celui des forcenés qui ont opté pour le versant résolument expérimental que sait encore offrir le hip-hop face à la déferlante bling-bling (à l’instar de trucs chelous comme Death Grips, Dälek , le Atrocity Exhibition de Danny Brown ou les Shabazz Palace). Dernière zone autonome (et temporaire) dans cette jungle de fibre optique, ce Babel de yout(e)ubers  aux 100k likes truffé de pop-ups  aux injonctions totalitaires. Et c’est sur SubPop, ce label qui aura participé à l’éclosion de Nirvana et ses pairs. Depuis, une recherche de qualité sans compromis semble être sa seule ligne artistique.


L'Un.

 

clipping. : "Dead Channel Sky" (SubPop. 2025).